L’urbanisme post-Grenelle face à la précarité de l’ingénierie territoriale

Moins d’un an après le vote de la loi portant engagement national pour l’environnement du 12 juillet 2010, pas moins de 197 décrets sont en préparation pour en préciser la mise en œuvre opérationnelle. Dans la continuité des avancées de la loi SRU, le rôle des collectivités territoriales en matière d’urbanisme a été conforté. Si le Code de l’Urbanisme s’est encore étoffé, cette réforme semble pour l’instant laisser de côté la question de l’aide à la décision et de l’expertise en urbanisme, communément appelée « ingénierie territoriale ». Sous la houlette du secrétaire d’Etat chargé de l’urbanisme, Benoist Apparu, le chantier de l’urbanisme de projet a pourtant été lancé. Il s’agit de privilégier les démarches de projets qui devront primer sur les règlements et non plus l’inverse. Finies les gestions réglementaires où l’urbanisme est réduit à un portefeuille thématique des services techniques ? Révolues les gouvernances insulaires et la pensée restrictive de l’urbanisme municipal ? Obsolète le modèle de la ville extensive porté par un urbanisme en conquête de foncier et de VRD ?

Un changement de paradigme attendu dans la pratique de l’urbanisme

L’urbanisme d’après-Grenelle ne cache pas son souci de rompre avec les modèles urbains traditionnels, avec nos manières de faire et de penser la ville. Une ambition marquée par l’expérimentation et notamment la mise en place d’un Plan Ville Durable par l’Etat pour inciter et accompagner les collectivités en matière d’urbanisme durable. Mais les vieux démons ne sont jamais très loin et les approches techniques et réglementaires ressurgissent très vite et montrent combien elles sont impuissantes à elles seules. Il suffit de regarder le résultat de la première génération d’éco-quartiers (des îlots périurbains, des logements pour des familles aisées…) ou encore de la réglementation en matière d’urbanisme commercial issue de la LME (aménagement commercial en creux, impensée des friches commerciales…). Avec l’urbanisme durable plébiscité par le Grenelle ce sont ces outils usés qu’il faut compléter voire transgresser : penser la gouvernance territoriale, organiser les mobilités, réfléchir aux usages de la ville, accompagner les projets urbains, contraindre les lois du marché par la fiscalité, faire évoluer l’ingénierie territoriale… Et ce basculement n’est qu’à son début avec d’autres évolutions législatives en sus : foncier agricole, fiscalité de l’urbanisme

Le besoin d’une ingénierie territoriale
laïque et renouvelée

Cette mise à niveau d’un urbanisme technique et réglementaire obsolète ne se fera cependant pas d’un coup de baguette magique. Les parlementaires l’ont bien compris et ont fixé la généralisation du SCOT pour 2017. De même, l’application aux documents d’urbanisme des dispositions du Grenelle II est prévue sur une période transitoire allant jusqu’à 2016, et ce, afin de permettre aux collectivités locales de se doter d’une ingénierie compétente. Une généralisation des SCOT synonyme d’un avènement de l’urbanisme stratégique ? Rien n’est moins sûr car, sous couvert de « grenellisation » et de « verdissement » de l’urbanisme, le risque est d’assister à une inflation normative et à la montée en puissance d’une ingénierie territoriale techniciste. Le Grenelle est en effet marqué par cette contradiction : il invite à la pluridisciplinarité et appelle à la mise en cohérence des politiques publiques mais il procède dans le même temps à une normalisation des pratiques de l’urbanisme. Va-t-on se donner les moyens d’un urbanisme stratégique ? Pour ce faire, il est primordial d’aborder l’urbanisme dans une approche « laïque », ne préjugeant ni des moyens à mettre en œuvre ni des compétences à mobiliser. Ingénieurs, architectes, paysagistes, urbanistes, ainsi que tous les autres corps professionnels utiles, doivent être mis sur un pied d’égalité et jouer leur rôle sans empiéter les uns sur les autres. C’est ainsi que les collectivités vont devoir se donner les moyens d’un urbanisme stratégique, c’est-à-dire de produire du diagnostic (le PADD du SCOT étant dorénavant tenu de « s’appuyer » sur un diagnostic territorial), d’adopter une stratégie territoriale et de mobiliser autour d’un projet. Et pour ce faire, elles auront besoin de mobiliser les compétences spécifiques des urbanistes : des professionnels en capacité de formaliser, aux côtés des élus, des scenarii, des partis-pris et des arbitrages fonciers pour une mise en cohérence des localisations (habitat, offre de transports, activités économiques, etc.) ; des professionnels sachant manier les jeux d’échelles et les jeux d’acteurs ; des professionnels qui assemblent et transcendent les politiques sectorielles en privilégiant des approches transversales. Telle est l’injonction du Grenelle, à l’image des PLU intercommunaux qui intégreront les Plans de Déplacements Urbains (PDU) et les Programmes Locaux de l’Habitat (PLH).

Enfin de l’urbanisme… mais sans les urbanistes? L’enjeu de l’organisation de la maîtrise
d’ouvrage public

Or le paysage de l’ingénierie territoriale n’est pas aussi riche et coloré. 17 000 communes demeurent sans documents d’urbanisme. Et pour cause, la plupart de ces communes n’ont pas mobilisé les moyens nécessaires à la constitution d’une ingénierie de l’aide à la décision en urbanisme. Elles ne disposent que rarement d’une agence d’urbanisme pour les épauler et font souvent réaliser des documents d’urbanisme communaux sans grande consistance par des bureaux d’études faiblement rémunérés (souvent 20 000 euros le PLU pour définir le projet de développement d’une commune pour 10 ans !). Ce nouvel urbanisme passe donc par l’organisation au sein des collectivités locales d’une maîtrise d’ouvrage publique de l’urbanisme digne de ce nom. C’est tout l’enjeu de la promotion de l’urbanisme intercommunal, un cheval de bataille de l’Assemblée des Communautés de France (AdCF).
Dans le même temps, nous assistons à une technicisation radicale du recrutement de cette ingénierie. Depuis l’entrée en vigueur des décrets n°2007-196 et n°2002-508, les diplômés des instituts d’urbanisme issus des formations universitaires, ne peuvent plus candidater à la spécialité urbanisme, aménagement et paysage du concours d’ingénieur territorial («La transposition de la législation européenne  protégeant  le  titre  d’ingénieur  a  eu  pour effet en France d’amalgamer un métier avec  un grade statutaire : ingénieur territorial, dont la mention ‘urbanisme’ du concours subsiste pourtant » – CNJU). Comment alors recourir à des urbanistes professionnels lorsqu’on sait que l’immense majorité est formée au sein des Instituts d’Urbanisme  (1 000 diplômés par an) ? Justifiant de savoirs et savoir-faire pluridisciplinaires en urbanisme, ils sont écartés de ce grade statutaire au motif que leur qualification ne relève pas d’un domaine scientifique et technique. Les collectivités renoncent-elles alors au recrutement d’urbanistes ? Se reportent-elles sur les ingénieurs et les architectes aux compétences plus technicistes et sectorielles ? Tout dépend de la clairvoyance des élus locaux. Avisés, certains élus connaissent la plus-value des urbanistes et de leurs compétences en diagnostic, analyse urbaine, prospective territoriale, animation et conduite projets urbains et territoriaux. 70 parlementaires et 250 élus locaux ont ainsi apporté leur soutien aux diplômés des Instituts d’Urbanisme fédérés au sein du Collectif National des Jeunes Urbanistes (CNJU) .

Faute de pouvoir les employer en tant que titulaires du concours, les collectivités locales recourent donc massivement à la voie contractuelle pour recruter des urbanistes (90% des jeunes urbanistes diplômés nouvellement embauchés dans les collectivités locales, selon une récente enquête du CNJU). Une situation professionnelle fragile qui ne garantit pas la pertinence de l’aide à la décision politique en urbanisme, qui est autre chose que la stricte application de normes techniques de génie civil ou de conception architecturale. Au final, c’est la commande publique qui risque d’en pâtir et avec elle, la qualité des projets urbains et territoriaux.

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Une pensée sur “L’urbanisme post-Grenelle face à la précarité de l’ingénierie territoriale

  • 28 avril 2011 à 20 h 44 min
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    Je pense qu’il est vain d’opposer, dans la conception d’un biotope urbain, l’approche techniciste et l’approche sociétale voire philosophique. Un environnement urbain doit se penser avec raison, avec rationalité, ce qui ne le prive pas de créativité sociale, au contraire… Le “bien vivre ensemble” n’est pas détachable de la préservation de la fonctionnalité. La plus généreuse des utopies sociales peut être ruinée par l’individualisme de quelques uns dont il convient de se préserver. En deux mots, cartésien et épicurien ne sont pas ennemis en urbanisme, ils se régulent.

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