Lettre à mon (ancien) président – Saison 4

Monsieur le président, Cher sénateur, Jo, mon amour, ©

Se retrouver à la fois devant Ray Charles et Stevie Wonder, c’est quand même pas rien (je te laisse Gilbert Montagné). C’est quand même pas rien sauf quand ce sont les juges administratifs chargés d’étudier la requête que tu as déposée… Ben moi, Jo de mon cœur, j’y ai eu droit à tes aveugles. Et ma requête, ils ont dû la lire à travers le trou du cul d’une taupe par une nuit sans lune, parce qu’ils l’ont rejetée. Mieux, c’est moi qui suis condamné ! Oui sénateur chéri, tu as bien lu, je suis condamné pour avoir dénoncé le harcèlement dont j’ai été victime de la part de ton (ancien) DGS qui voulait que je bricole un marché bidon pour arroser son pote, le bègue dont je t’ai parlé dans ma première lettre !
Je vais te la faire courte, président (enfin, “ex” je devrais dire puisque tu t’es fait déglinguer aux cantonales), je vais te la faire d’autant plus courte que, finalement, tu la connaissais d’avance la fin de cette histoire. Comment imaginer une seule seconde qu’il n’y ait pas eu des connexions qui m’ont échappées ? Comment ne pas penser qu’il y ait eu beaucoup de complaisance envers ta collectivité et ton équipe de voyous quand on reprend la chronologie de l’histoire ? Tiens, pour commencer, la date à laquelle mon affaire a été appelée devant le TA : alors que j’ai déposé ma requête en 2013, elle n’a été appelée que le mois dernier, juste après les cantonales… Perso, je suis trop respectueux de la justice pour penser que la date de l’audience a été fixée à dessein pour ne pas gêner ta majorité.
Tous mes potes juristes qui disent que la ficelle est un peu grosse sont des mauvaises langues. J’ai eu de la chance finalement, parce que si on attend que les élections soient passées pour examiner les affaires sensibles, j’aurais pu ne jamais le voir mon procès, vu qu’il y en a chaque année des élections. Il y a d’abord eu les municipales de 2014. Perdues ! Les cantonales. Re perdues ! Puis en décembre il y aura les régionales… Autant dire que mon appel, c’est pas gagné. Et en 2017, y’a aussi un truc de prévu, non ?

Délocaliser pour ne pas laisser la place au doute

J’aurais dû me méfier, car, dès le début de cette affaire, j’ai senti comme une certaine complaisance des juges à ton égard. C’est sûr qu’entre un sénateur président de conseil général et un dircom en pièces détachées, y’a pas photo. Surtout que je n’ai jamais participé aux « dîners en ville » avec les notables du coin. Je n’ai pas non plus écumé les cocktails, les vins d’honneur, les cérémonies des vœux et autres stupides coupures de rubans auxquelles se retrouvent tous les baronets de province. En plus je ne suis pas un pur produit régional, ce qui est un sacré handicap dans tes vallées reculées. Même si mon dossier était en béton armé, je n’aurais jamais pu imaginer à quel point les complaisances régionales pouvaient peser lourd devant un tribunal. Ainsi, les juges t’ont sacrément laissé le temps de faire tes cartons et de pilonner ton agenda avant de se pencher sur mon affaire. D’ailleurs, il fallait que ce soit mon avocat qui relance régulièrement le TA pour obtenir les écritures que tu ne rendais jamais dans les délais. Dans n’importe quel autre tribunal t’aurais été mis en demeure de produire et tu te serais pris une clôture d’instruction dans les dents. Mais pas dans ton bled. Quelqu’un peut m’expliquer pourquoi ?
Très vite, mes amis juristes — et certains sont magistrats, justement — m’ont alerté sur cette passivité qu’ils trouvaient pour le moins étrange de la part des juges de l’étape. Les plus radicaux d’entre eux m’ont carrément découragé en comparant les tribunaux administratifs aux tribunaux militaires : « Comment veux-tu qu’une juridiction administrative juge l’administration, c’est pareil que les tribunaux militaires ! ». Idem avec les tribunaux ecclésiastiques chargés de juger les prêtres pédophiles…
À défaut de s’interroger sur la justice administrative, on peut surtout le faire sur la cécité de certains magistrats, encouragée par cette trop grande proximité avec les notables du coin. La solution : délocaliser systématiquement les affaires appelées devant la juridiction administrative. Ça permettra au moins d’éviter les doutes. Parce que perso, j’en ai des sérieux, mon Jo chéri.

Le Conseil d’État, pour quoi faire ?

Entendre un juge administratif affirmer qu’il est normal qu’une société mette la pression pour que son dossier passe sur le dessus de la pile, c’est à peine hallucinant, non ? Ça veut dire quoi ? Que l’attributaire d’un marché public peut aller jusqu’à rédiger lui-même le cahier des charges et les tarifs du marché qu’il va forcément décrocher ? Parce que tu sais bien que ça a été le cas, sénateur de mon cœur. Tu le sais d’autant plus que tu as rencontré le bègue quelques jours seulement avant que ce marché ne soit lancé. Et vous avez parlé de quoi, lui et toi ? De tricot ? De cuisine auvergnate ? Le marché truqué est tellement flagrant que les juges administratifs ont sorti la parade absolue : ce n’est pas à eux d’aborder le côté pénal de l’affaire. Comme si on en avait douté un seul instant. Mais vous avez fini de nous prendre pour des buses ? Et c’est quoi ce tribunal qui réécrit le code des marchés publics à la sauce béarnaise ?
Tiens, autre perle : le même juge administratif rejette le harcèlement en considérant qu’il s’agit d’une relation hiérarchique normale. Quoi ? Près de 50 mails en quelques jours pour que je fasse bosser un des potes de ton DGS c’est une relation hiérarchique normale ? Que ton DGS me fasse passer un devis de son pote avec une note manuscrite m’indiquant que ce devis correspond aux souhaits de l’exécutif et qu’il faut lancer un marché fissa c’est une relation hiérarchique normale ? Genre on casque le devis avant même de lancer le marché et c’est normal ? C’est quoi ce souk ? C’est pas du harcèlement ? Mais je rêve ! Tu m’étonnes que tes potes sénateurs et toi ayez retiré le burn-out de la liste des maladies professionnelles. Dans vos collectivités vous pressez vos cadres comme des citrons jusqu’à les pousser en HP, mais lorsque vous êtes au sénat, le burn-out n’existe pas ? Ah c’est sûr que vos longues siestes sous les dorures du palais du Luxembourg ne risquent pas de vous épuiser. À part glisser de vos oreillers ou vous taper des reflux gastriques après être allés vous goinfrer Chez Françoise aux frais du contribuable, qu’est-ce qu’il peut vous arriver, hein ? Vous faire péter une varice ? Faire tomber votre dentier dans le potage ? Déraper sur vos bas de contention ?
Ahhhh, dernière perle administrative : puisque pour lui il n’y a pas de harcèlement, le rapporteur a bien dû imaginer une raison pour expliquer le burn-out. Il s’est sûrement cassé la tête pour en trouver une bonne, et comme il n’y arrivait pas il a considéré que c’est mon état de santé antérieur qui était responsable de mon burn-out. Genre un accident que j’avais eu 24 ans avant. Il y a un quart de siècle ! Trois mois de coma. Mais moi, contrairement à lui, je me suis réveillé !
Il a vu la vierge lui aussi ? A-t-il au moins demandé une expertise médicale avant de sortir ce genre de connerie ? Même pas ! Il se prend pour Flaysakier ou quoi ? Et puis c’est gravissime de sortir ce genre de truc. Parce que poussé à l’extrême, ce raisonnement veut dire qu’on ne peut se fier à un ancien cancéreux des fois qu’il fasse une rechute ? Idem pour un séropo ? Mais ce genre de discrimination, c’est pas justement interdit par la loi ? Tu le sais bien toi, Jo de mon cœur ? Parce que lui, tout juge qu’il est, il a eu une absence…

Et hop, en appel !

Tous mes potes juristes qui ont lu ce jugement — y compris les juges administratifs que je connais — sont atterrés. Surtout qu’en prime, c’est moi qui suis condamné à te casquer 1 000 euros ! Je suis victime et je me retrouve coupable ! Exceptionnel, non ? J’aurais dû accepter de lancer un marché truqué et fermer ma gueule ? J’aurais dû accepter de signer les devis et les factures du pote de ton DGS les yeux fermés ? Je te l’ai déjà dit, sénateur de mon cœur, si vous avez envie de vous faire entauler, allez-y sans moi. À part que toi, tu as des relations que je n’ai pas. Tu navigues dans des réseaux qui ne sont pas les miens, et dans ta belle région ces réseaux ont toujours fonctionné à fond.
Je fais appel. Tout d’abord, parce que le jugement rendu par tes aveugles n’est pas motivé, ce qui est déjà une raison suffisante pour y aller. Ensuite, tes potes du TA ont carrément zappé les dernières jurisprudences du Conseil d’État. Le Conseil d’État, c’est quoi ce truc ? En province, on n’en a rien à cirer, hein Jo ? On s’arrange entre copains, non ? Tiens, un autre machin dont tes potes ont une lecture approximative, c’est le code des marchés publics. Ils préfèrent lire du Barbara Cartland ou quoi ? Et ce n’est pas parce qu’il y a un volet pénal dans cette affaire qu’ils doivent fermer les yeux sur toutes vos magouilles pour contourner le code des marchés publics. Parce que les mails du pote de ton DGS dans lesquels il me rédige carrément le cahier des charges, « à la demande de Renaud » (en copie apparente), ils existent bien, non ? Et quatre ou cinq mails du même tonneau chaque jour, c’est pas du harcèlement ? Et le mail dans lequel le bègue m’écrivait qu’il avait rendez-vous avec toi le 9 janvier, avec copie à ton DGS et à ton dircab, il était pas lourdingue ?
C’est évident, il y a derrière ce jugement quelque chose qui m’échappe. Mais ce qui ne m’a pas échappé, par contre, c’est le mutisme complice de la presse quotidienne. Informés de l’affaire depuis plus de deux ans, aucun des deux quotidiens n’a voulu lever le lièvre avant que ne soit publiée ma première tribune sur blog-territorial. Là, comme ça a tourné en live dans tous les sens, et surtout dans ta boutique, ils ont bien dû gratter de la copie. Mais à reculons, parce que vu la thune qu’on leur lâche, l’autocensure a fonctionné à plein régime. Sans le fric des collectivités, la PQR serait morte depuis longtemps, alors faut pas rêver…
Il y a tout de même eu un grand moment, c’est quand l’un de ces deux torchons a publié, deux semaines avant que le jugement ne soit rendu : « La requête pour harcèlement est rejetée ». Comme acte manqué, c’est pas mal, non ? Ils balancent le résultat des courses avant même qu’elles ne soient jouées !
Tu vois sénateur, toi et ta bande de voyous, vous aviez déjà réussi à me dégoûter de la politique, mais là, avec tes aveugles, vous n’êtes pas loin de me dégoûter de la justice. Si mon père n’avait pas été avocat (et honnête, ça existe), ça serait déjà fait. Par contre, pour me dégoûter de Ray Charles et Stevie Wonder, faut encore que tu rames. Surtout qu’eux, ils avaient du talent.

PS : toute ressemblance avec des personnages réels, etc. etc.

Ton Adriano

Les précédentes saisons sont encore en ligne , et .

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Adriano Zagno

Journaliste et romancier, Adriano Zagno a été durant vingt ans directeur de la communication dans plusieurs collectivités. Il reprend la plume aujourd’hui pour dénoncer sur un ton satirique les dérives de certains élus, responsables à ses yeux de l’abstention et de la montée de l’extrême-droite. Après deux romans édités chez l’Harmattan, il rédige actuellement des récits de voyage, « Carnets malgaches et autres Afriques » et termine son troisième roman, « L’Orientale ».

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